Pierre Alzingre est expert de l’innovation et fondateur de l’agence Visionari, qui accompagne plus de 800 créateurs, startups, TPE et PME par an. Il livre ici sa vision d’un monde du travail en profonde mutation, de l’émergence du télétravail en Europe, et des défis à relever. Entretien.
Trois ans après le premier confinement, quel état des lieux et quelles perspectives voyez-vous pour le télétravail en France ?
Il y a eu trois phases de télétravail.
Une phase contrainte, légalement et sanitairement, pendant laquelle nous avons été obligés de rester chez nous.
Une deuxième phase, avec :
- d’un côté des entreprises totalement libérées, et notamment le modèle « full remote » qui est arrivé dans nos start-ups et dans l’économie de l’innovation
- de l’autre, dans l’économie classique, des coups de pieds au derrière aux salariés qui voulaient poursuivre le télétravail.
On entre dans une troisième phase, dans laquelle le télétravail devient une des conditions de travail demandée par les salariés et acceptée par les patrons. Cela va faire partie des conditions des « Great places to work ».
Le télétravail demain, c’est de la flexibilité au travail. Auparavant, on parlait de flexibilité horaire (je pars plus tôt, j’arrive plus tôt) ; le télétravail est devenu une variable comme une autre.
Avec cependant la critique du 100 % de chaque côté : en présentiel ou en télétravail.
Le fait de se croiser dans les couloirs, de se parler pour de vrai, on a besoin de ça pour développer un esprit d’entreprise. Quand on partage des valeurs, ou tout simplement quand on se croise, il y a des idées et de l’amélioration continue en marche. Avec le télétravail, cela peut être plus compliqué.
Dans le travail à distance, il y a pourtant des séances collectives, pour lesquelles on est en condition, prêts, notamment en phase créative. Mais en travaillant au quotidien à distance, je pense que l’on rate l’essentiel qui est l’émotion partagée.
Il y a aussi quelque chose qui va changer radicalement la donne : c’est l’arrivée de tous ces outils d’intelligence artificielle, que l’on a vu exploser depuis un mois. On entre de plain-pied dans une nouvelle société du travail, dans laquelle sans valeur ajoutée par rapport à la machine, il y aura peu de perspectives.
Je pense qu’à terme il y aura une concentration en deux blocs. D’un côté, ce que la machine ne peut pas faire : le manuel, l’artistique… Et d’un autre la décision, qui demande l’émotion, l’intuition, la sensibilité que la machine n’a pas encore.
Au milieu, pour ceux qui aujourd’hui surveillent de la donnée, on va inventer de nouveaux métiers, mais l’enseignement doit évoluer.
En résumé, il y a un retour à la normale avec un télétravail qui devient une condition de travail comme une autre, mais le virage qui arrive est plus large que le télétravail : comment va-t-on pouvoir continuer à créer ensemble ? Comment avancer, améliorer les choses ?
Qu’est-ce qui pousse les organisations à s’engager dans cette transformation, tout sauf anodine comme vous le souligniez ?
L’entreprise ne peut pas faire autrement, car le concurrent le fera.
On aime bien en France avoir la main, maîtriser. Je parlais avec de jeunes restaurateurs trentenaires ; ils ne comprennent pas que des jeunes les plantent du jour au lendemain.
Pour eux, la valeur travail - on en parle beaucoup - représentait quelque chose. Aujourd’hui, il y a l’envie de travailler pour se réaliser soi-même et être utile. Il faut retravailler avant tout la mission des entreprises, sans en faire trop sur la vision, cette raison d’être qui n’est pas une obligation pour chaque organisation.
Le vendeur de kebab que j’aime à Lunel, sa mission est de régaler les clients, de rendre heureux les gens - et quand je parle de lui, j’ai le sourire. Revenons à la simplicité et à la force des missions qui doivent engager dirigeants, collaborateurs et partenaires.
Je pense que demain, il faudra former les chefs d’entreprise à donner un sens au travail, s’ils veulent garder les talents avec eux. La valeur travail innée se perd car nous sommes dans une société du loisir.
Donnez-moi envie de travailler en me disant pourquoi je le fais, et donnez-moi la possibilité de me réaliser pleinement, dans un format qui respecte mon rythme de vie.
Je viens d’une génération où l’on ne se posait pas la question. Si l’on ne bossait pas du matin au soir, on était une feignasse. Et c’était une idiotie sans nom.
Aujourd’hui les collaborateurs ont le pouvoir et ont raison d’imposer leur cadre. C’est aux entrepreneurs de s’apercevoir que le plus important, c’est le collaborateur, et ensuite le client. C’est la révolution que les patrons n’ont pas encore comprise.
Quels sont les défis posés aux entreprises par ce modèle ? En sont-elles pleinement conscientes ?
Une transformation va arriver très vite : on rentre dans des hyper-compétitions.
De plus en plus d’entreprises (1,1 million créées cette année, et ce sont les SAS qui progressent le plus, pas les auto-entrepreneurs). Cette hyper-compétition fait que nous aurons une hyper-compétition pour les collaborateurs.
La place du climat, de l’impact social et environnemental va devenir de plus en plus importante dans les entreprises. Je parle de grandes entreprises bien sûr, mais aussi d’ETI, de PME et de start-ups.
Auparavant, on faisait de la performance économique, de l’EBITDA, du résultat ; maintenant on doit avoir une performance plurielle (économique, sociétale, territoriale, environnementale et sociale, notamment par l’inclusion et le télétravail).
La transformation à 360° de l’entreprise ne peut se faire qu’en remettant du sens et de l’intérêt dans le travail, pour impliquer les équipes. Allez-vous acheter un produit fabriqué par des gens de 65 ans, qui se crèvent à la tâche ? On ne le voit qu’aux Etats-Unis.
La transformation à faire, c’est celle du rapport au travail. Elle se fera en donnant du sens, par une autre performance. En ce sens, desk.community crée un outil qui entre dans la vie des gens : on va se retrouver au bureau, et dans une communauté de passions, virtuelle ou réelle, avec la roue du télétravail.
L’entreprise sera perméable dans nos générations.
Quels écueils voyez-vous à cette pratique du télétravail, nouvelle pour beaucoup ?
Déjà, trop en faire. Le télétravail est une liberté donnée au salarié d’avoir une semaine plus cool en charge mentale, et plus économe en frais de transport, avec un prix de l’énergie important.
C’est donc redonner de la liberté et donner du pouvoir d’achat au salarié, il ne faut pas l’oublier. Ma femme respire, en télétravail. C’est plus cool, mais elle va continuer plus tard. L’écueil, c’est donc : comment j’arrive à manager à distance ?
Si l’on n’a pas ce management de proximité et ce management de sens : waouh ! Cela va être compliqué. Il y a une telle pression dans certains domaines, que le télétravail peut-être un outil de pression pour le salarié vis-à-vis de l’employeur. On n’a jamais eu autant besoin de manager collectivement les entreprises, en introduisant du télétravail pour diminuer la charge mentale et redonner du pouvoir d’achat au salarié. Mais sans trop en faire : c’est comme les réunions, les séminaires… le télétravail devient un outil de management et de qualité de vie au travail.
S’il y en a trop, on perd le contact, on perd le sens, et là, badaboum.
Retrouvez la deuxième partie de l’entretien de Pierre Alzingre mardi 21 mars sur le blog desk.community, sur la place de l’innovation pour répondre à ces défis.